Le parfum de la mort

 

 

Pour commencer par le commencement, il fallait d’abord s’intéresser à l’odeur de la mort sans artifice, l’odeur naturelle de la mort.

Une connaissance m’orienta vers un jeune lieutenant, officier de police judiciaire de la circonscription de Juvisy-sur-Orges, Arnaud Pollet. Il a assisté à une douzaine d’autopsies. Il a 27 ans, l’air d’un étudiant attardé et semble s’être construit une épaisse carapace pour se protéger de tout ce qu’il vit:

 

 « L’odeur de la mort? Ca dépend, il n’y a pas d’uniformité d’odeur. Si le corps est frais, quand il n’est pas ouvert, c’est une odeur de renfermé, comme une personne pas très propre qui sentirait des pieds. Mais quand on ouvre, c’est le pire, absolument ignoble. C’est très dur à expliquer, un peu comme de la viande froide laissée dehors macérant dans le sang. Quand la décomposition est plus avancée, c’est la même odeur, plus forte, plus viande pourrie, avec en plus une odeur d’excrément. Mais ça dépend des cas, du sexe, de l’âge. Si c’est un alcoolique qui s’est vomi dessus avant de mourir, il a en plus une odeur de vinasse. Une autopsie ce n'est pas anodin, ce n'est pas traumatisant non plus, mais on s’y prépare, on n’y va pas les mains dans les poches. Mais le plus dur avec les cadavres, c’est vraiment l’odeur. La vue on oublie, on en rêve pas la nuit. L’odeur on l’embarque avec soi. Elle reste collée à toi, pas dans les vêtements ni dans les cheveux, mais dans le nez. On a beau se laver, elle ne part pas. On l’oublie un peu, puis, deux, trois jours après elle revient.»

 

Voilà la véritable odeur de la mort, et non pas cette odeur artificielle de violette. Mais pourquoi cette odeur la? Le lieutenant de police m’oriente sur le docteur Verson, médecin légiste de l’institut médical d’Ivry. Un médecin pédagogue qui profite des autopsies pour faire des cours d’anatomie:

 

« Durant la vie, les défenses naturelles de l'individu empêchent la prolifération des micro-organismes. Que se passe-t-il lorsque la mort survient ? C’est la thanatomorphose, la transformation du corps suite au décès. On observe:

- La rigidité, phénomène de durcissement musculaire intéressant tous les muscles, due à l'accrochage définitif de l'active (ATP) et de la myosine (accumulation d'acide lactique dans les muscles). Elle se généralise en 12 heures et dure de 24 heures à 72 heures. Elle entraîne une attitude identique de tous les cadavres : Demi-flexion des membres supérieurs, extension des membres inférieurs.

- Le refroidissement du cadavre, après la mort, la température du cadavre se met en équilibre avec celle du milieu extérieur (théoriquement, chute de 1 degré par heure).

- La déshydratation qui entraîne une perte de poids d'environ 1 kg par jour pour un adulte, le parcheminement de la peau, le derme à nu devient sec, brunâtre, dur.

- Les lividités, caractérisées par une coloration rose bleuté (lividus veut dire bleu en latin) des téguments dans les parties déclives du corps (le sang qui ne circule plus est soumis à la pesanteur). Elles apparaissent en quelques heures et sont maxima en 10 à 15 heures. Elles deviennent alors immuables (C’est ce qui permet de savoir si un cadavre a été bougé.).

-  La putréfaction qui se manifeste dans un premier temps par la tache verte abdominale qui apparaît vers la 24 e heure dans l'hypocondre droit (au niveau du gros intestin) puis s'étend à tout l'abdomen et à l'ensemble du corps. Elle produit un dégagement de gaz qui provoque une "circulation posthume" véhiculant la flore microbienne et les bactéries de la putréfaction. Le cadavre gonfle alors, en particulier au niveau des paupières, des lèvres, de l'abdomen, du scrotum. Il double presque de volume. C’est la « tête de veau », sous la pression des gaz, les yeux sortent des orbites, la mâchoire inférieure se relâche et la langue pend. Des phlyctènes (lésions bulleuses cutanées) se forment sur l'ensemble des téguments, qui décollent l'épiderme et qui crèvent, laissant le derme à nu. Le cerveau devient une masse pâteuse, filante et grisâtre. Les poumons s'aplatissent au fond des gouttières vertébrales, masses brunâtres et molles, entourées d'un liquide de transsudation rougeâtre. Le cœur est réduit à une mince poche musculaire aplatie. Le foie est noirâtre et spongieux, avec des bulles de putréfaction. Les viscères creux digestifs ont des parois rougeâtres tandis qu'autour du colon ascendant et du caecum prédomine une couleur verdâtre. Chez les sujets gras, un liquide huileux surnage sur les liquides de transsudation des viscères.

Seuls, les cheveux, les ongles, les os et les dents échappent à cette destruction.

 

A cause de la thanatomorphose, tous les défunts sont potentiellement contagieux, spécialement durant les 72 heures qui suivent la mort. »

 

Je connaissais maintenant la véritable odeur de la mort. Mais voilà, cette odeur était la pire qui soit. Finalement je regrettais de m’y être intéressé. Alors comment faire pour l’éviter? Et ceci, sans empester la violette.

 

Je me tourne vers les pompes funèbres, je me dis qu’étant obligé de traiter la plupart des cadavres, ils doivent connaître les procédés pour éviter les odeurs de la décomposition. L’employé des Pompes Funèbres Générales, un homme d’une quarantaine d’années, très sympathique me renseigne:

 

  « La conservation du corps dans l'attente de la mise en bière est assurée par deux techniques différentes:

_ La conservation par le froid.

- Application de barres de glace carbonique sur différentes parties du corps.

Cette technique assure une conservation durant une période de courte durée. Le résultat est parfait dans 95 % des cas mais l’application doit être renouvelée toutes les 24 heures.

- Conservation dans une case frigorifique.

- Si le corps reste au domicile, des lits ou des rampes réfrigérantes peuvent être proposés.

Ni démarche administrative, ni demande d'autorisation, ni vacation de police ne sont nécessaires.

_ Les soins de thanatopraxie avec injection artérielle (ou soins somatiques, soins de conservation, soins de présentation, « embaumement moderne »). L'intervention consiste à injecter un produit antiseptique et stérilisant. Celle-ci dure environ une heure trente. Une parfaite conservation durant 48 heures est réalisée dans 90 % des cas.

Mais cette méthode implique :

- La non opposition légale portée sur le certificat du médecin ayant constaté le décès.

- Une autorisation signée de la famille.

- L'autorisation de soins délivrée par la mairie. La description du mode opératoire et un échantillon du produit utilisé devront être remis par le thanatopracteur.

- La présence d'un Commissaire de police donnant lieu à paiement d'une vacation. »

 

« Embaumement moderne ». L’expression tinte dans mes oreilles. « Embaumement », voilà un mot fleurant bon le mystère, un mot aux senteurs exotiques. Une coutume d’essence religieuse, un fumet d’Egypte ancienne. Une fragrance de malédiction. Un arrière-goût de mort. Un étrange pot-pourri en vérité. Mais l’embaumement, c’est de l’histoire ancienne, un vieux sent-bon, aujourd’hui ça n’a plus court! Et si l’embaumement était comme un parfum de vie après la mort. Un moyen de conserver l’essence de la vie, même après la mort. Je décide d’en apprendre un peu plus sur cette technique et oriente mes recherches dans cette direction. Le « croque-mort » me conseille plusieurs sociétés de thanatopraxie.

 

Monsieur Raffault, qui est responsable à Noisy-le-Grand de la société qui porte son nom, m’éclaire sur cet embaumement moderne:

 

 « Vous savez, aujourd’hui, il n’est plus question d’utiliser l’embaumement pour obtenir la vie éternelle. Mais « l’embaumement moderne » existe bel et bien. Il permet de redonner l’illusion de la vie pour quelques heures. Notre but n'est pas de tenter de conserver le défunt pour l'éternité, mais de préserver la santé publique et de présenter le corps, jusqu'à l'inhumation, dans les meilleures conditions possibles. La thanatopraxie (du grec « Thanatos, le Dieu de la mort et de « praxis », la pratique) est l'ensemble des techniques utilisant les soins somatiques mises en œuvre pour la conservation et la présentation des corps.  »

 

Ainsi l’embaumement existe bel et bien encore, au début du deuxième millénaire. Incroyable!

Monsieur Raffault poursuit:

 

« Les objectifs de la thanatopraxie sont triples:

-  Retarder le processus de décomposition.

La technique universellement employée consiste à réaliser un véritable rinçage tissulaire en injectant dans les artères un liquide antiseptique et fixateur ( une solution désinfectante qui, non seulement détruit les bactéries, mais aussi, établit un milieu aseptique), et en le drainant par les veines. Ainsi, les soins de conservation moderne ne requièrent aucune mutilation ni éviscération.

C'est une chimie de conservation à opposer à une chimie de destruction organique.

-  Favoriser l'hygiène, supprimer les odeurs.

Les Anciens lavaient le défunt à grande eau, pour le purifier. Mais aujourd’hui, la solution la plus simple, la moins coûteuse et la plus efficace consiste en l’utilisation d’un désinfectant spécifique conditionné en spray. Ce produit a en général une odeur agréable. On le vaporise sur tout le corps après le lavage. Son évaporation étant assez rapide on ne doit pas essuyer le corps. Avec des produits de qualité, toute surface qui a été mouillée peut être considérée comme étant désinfectée de manière satisfaisante.

-  Donner au visage un aspect naturel et apaisé.

La thanatopraxie permet de redonner au défunt une image plus reposée, plus paisible, et de ce fait, aide les familles dans leur travail du deuil. C’est la notre but principal. »

 

Mais la thanatopraxie a aussi pour objet de retarder les effets indésirables de la thanatomorphose. Elle réduit la population microbienne d'au moins 90%, assurant une bonne asepsie du corps, autorisant ainsi un dernier contact avec le défunt. Le moyen pour y arriver est la préservation des protéines et la destruction du plus grand nombre possible de bactéries séjournant dans le corps. Cette pratique allonge considérablement les délais de transport avant mise en bière, qui passent ainsi de 24 heures à 48 heures. C’est pourquoi, il existe des obligations législatives de faire effectuer des soins de thanatopraxie. De plus de nombreux pays l’imposent pour un rapatriement ( Chine, Egypte, Grande-Bretagne, Inde, Israël, Japon, Russie, Etats-Unis, entre autres).

 

Cette technique semble avoir de nombreux avantages mais il existe quelques inconvénients. Tout d’abord, les religions ont des attitudes diverses avec la thanatopraxie. La religion chrétienne (confession catholique ou protestante) accepte ces soins, la religion juive les tolère sous certaines conditions mais la religion islamique interdit cette pratique.

De plus, en raison des risques épidémiques, la thanatopraxie n'est pas autorisée pour les personnes décédées de : variole, choléra, charbon, fièvres hémorragiques virales, peste, rage, sida, maladie de Creutzfeldt-Jakob.

 

Pour éviter les risques, il existe des trucs, que m’expose, monsieur Monsoult de la société Hygéco dont le directeur vient de sortir un livre, « Mémoires d’un embaumeur ».

 

« On doit être à jour dans nos vaccinations. On doit porter un tablier jetable à usage unique et des gants de caoutchouc ou de latex. Ces vêtements de protection doivent toujours être impeccablement propres. On utilise toujours la vieille technique qui consistait à rincer le linge avec de l’eau javellisée, c’est un excellent microbicide. On doit aussi, bien se laver les mains. De l’eau en abondance, un bon savon, et une brosse maniée pendant plusieurs minutes réduisent considérablement les risques. Il faut aussi être ordonné et vigilant. Ordre et rigueur permettent d'éviter toute blessure et manquement. Dans la plupart des cas, une aiguille qui traîne trouve toujours un doigt pour s'y planter. »

 

Un autre employé d’Hygéco, Monsieur Colciet, un homme d’une cinquantaine d’années victime d’un léger embonpoint. Me raconte l’histoire de « l’embaumement moderne »:

 

« L'embaumement moderne » fut créé au milieu du XVII e  siècle par l'anatomiste hollandais Frédérice Ruysch. Ses travaux basés sur l'injection de solutions désinfectantes dans le système vasculaire, furent continués par les deux grands anatomistes écossais William et John Hunter.

Mais c’est un français, Jean-Nicolas Gannal, ami de Lavoisier, qui mit au point les premières techniques de conservation temporaire. Utilisant le principe de la circulation sanguine, il passa la majeure partie de sa vie à perfectionner une technique d'injection artérielle pour permettre aux liquides conservateurs d'imprégner la totalité des organes et des tissus cadavériques.

Pharmacien de la grande armée, il expérimenta son procédé pour le rapatriement des corps au cours de la retraite de Russie.

Il tâtonna dans ses recherches du fluide. Il essaya tour à tour le phosphate de chaux, le nitrate de potasse, le banal sel de cuisine, l'alun, l'acide arsénieux, le sublimé, l'acétate, sulfate d'alumine... et j’en passe.

La description de son procédé, qu'il publia en 1835, connut un retentissement extraordinaire dans les milieux scientifiques du monde entier. Il obtint de Louis-Philippe l'autorisation de faire pratiquer des exhumations pour apporter la preuve de l'excellence de sa méthode. Mais, en 1848, peu avant son abdication, Louis-Philippe interdit l'usage de l'arsenic. C'est Baudrian, en 1879,  l'embaumeur de Gambetta, qui se montra précurseur utilisant pour la première fois le formol découvert à la fin du XIX e  siècle, suite à une erreur de manipulation d'un laborantin quelque peu distrait. »

 

La formule chimique du formol est C H2 O avec C le carbone (atome noir sur la figure) H l’hydrogène (atome blanc) et O l’oxygène (atome rouge).

 

Ainsi j’avais raison, quand le froid et l’aigreur de la mort emportent un être cher, l’embaumement permet de diffuser un parfum de vie réconfortant. Mais comment, procède t’on pour embaumer un corps, aujourd’hui?

 

Les étapes de l’embaumement.

 

1) Nettoyage complet du défunt pour obtenir une asepsie externe du corps. Application d’une crème hydratante au visage et aux points de massage afin de faciliter le drainage.

 

2) Incision au creux claviculaire. Injection d'une solution à base de formol auquel on ajoute d'autres éléments chimiques (des sels et autres produits qui ont pour fonction de faciliter le drainage du sang, d'aider davantage à la pénétration des fluides dans les tissus et de produire un meilleur effet cosmétique au niveau de la peau) dans l'artère et évacuation simultanée du sang par la veine.

Les injections se font dans les artères carotidiennes (vaisseaux situés le plus près du muscle cardiaque), axillaires ou fémorales (utilisées lorsque les membres inférieurs ne sont pas irrigués). Le drainage veineux se fait par les jugulaires et les veines correspondantes des membres. Les viscères de la cavité abdominale sont ponctionnés au trocart et évacués de leur contenu par aspiration. Ils reçoivent une injection analogue, ainsi que la cavité péritonéale. La quantité de fluide injectée doit être légèrement supérieure à la masse théorique du sang puisqu'elle est destinée à le substituer. Pratiquement, on perfuse huit à dix litres en un quart d'heure environ. Et comme cette substitution provoque une décoloration fâcheuse des téguments, on obvie en ajoutant un colorant : de l'amarante ou de l'éosine.

 

3) Elimination des liquides et des gaz  en pratiquant une incision près du nombril. Injection de formaldéhyde concentré.

 

4) Fermeture des incisions.

 

5) Lavage externe du corps, asepsie des orifices (bouche, nez, oreilles...).

Ceci est suivi de l'habillage, du maquillage et de la coiffure,  rasage ou taille de la barbe pour les hommes, une épilation des sourcils et de la lèvre supérieure pour les femmes, soin des ongles.

 

Dans son livre, Jacques Marette, directeur d’Hygéco, décrit la transformation due à l’injection du fluide:

 

« En quelques minutes, le traitement opère: la peau, un peu grise déjà, retrouve un teint rosé, les traits, crispés, s'assouplissent. Le visage d'abord, puis les mains et tout le corps enfin se transforment sous nos yeux ébahis. Ce n'est plus un cadavre qui est allongé là, mais une personne dans toute son humanité. L’expression de souffrance a disparu, l'homme semble presque serein.  En moins d'une heure, notre professeur a accompli un miracle: le processus de décomposition est purement et simplement interrompu, mettant le corps à l'abri du temps.  Nous restons là pendant de longues minutes, terrifiés et fascinés par ce que nous venons de voir. »

 

Dans la plupart des cas, les résultats obtenus sont constamment satisfaisants. Seules quelques éventualités assez rares exigent que le thanatopracteur ait recours à des artifices : Sujets décédés d'embolie, excessive obésité, ictère franc, volumineux œdèmes, grossesse avancée, mort par pendaison ou strangulation. Aucune de ces difficultés n'est insurmontable. En ce domaine les thanatopracteurs parviennent  à faire à peu près ce qu’ils veulent.

 

Je connaissais tout de la théorie de la thanatopraxie, je voulais maintenant parfaire mes connaissances avec un peu de pratique. Mais la thanatopraxie est protégée par le secret médical, et il est impossible d’assister à sa réalisation. La mort dans l’âme, mais inaccessible, je me suis résolu à écouter le récit d’une expérience vécue. Thanatos, thanatopracteur, a bien voulu me raconter en détail l'une de ses interventions. Voici son récit:

 

« J’arrive devant le domicile de la défunte, décédée il y a quelques heures à l’âge de 85 ans. Le conseiller funéraire qui m’a déjà donné tous les détails, m’attend en compagnie du fonctionnaire chargé de la surveillance des opérations funéraires, ce qui présume de la légalité de l’acte.

Le conseiller me présente à la famille et me guide jusqu’à la chambre où repose la défunte.

Cette pièce est claire, spacieuse et sans vis à vis, cela me permettra d’ouvrir la fenêtre afin de permettre une meilleure ventilation des vapeurs de formol.

 

Les bijoux ont été enlevés, la prothèse dentaire est posée dans un verre sur la table de chevet, les vêtements sont soigneusement rangés sur un cintre pendu à la poignée de porte de l’armoire, rustique et massive, fleurant bon l’encaustique à la cire d’abeille, le drap destiné à recouvrir le corps à l’issue des soins est plié et amidonné, posé sur ce qui semble être un fauteuil voltaire, à droite de l’armoire. Une vision globale de l'espace de travail est nécessaire, ne serait-ce que pour éviter de se mettre la tête dans le lustre un peu trop bas ou de bousculer la table de nuit.

 

Je me place à la droite du corps et place mes valises ouvertes à portée de main, sans être trop proches, de façon à ce qu’elles ne me gênent pas, la valise contenant le matériel nécessaire à l’injection près de la tête et vers les pieds celle de ponction, je revêts ma blouse et passe mes gants et commence à mobiliser les articulations.

 

J’ôte la chemise de nuit de la défunte et constate qu’il n’y a aucune trace de perfusion ni de plaie (et surtout d’escarre). Les oreilles sont déjà cyanosées, mais ces lividités s’effacent sous une faible pression du doigt, elles sont donc en cours d’apparition, la température du corps est encore élevée, le travail sera facile. La défunte dégage une agréable odeur d’eau de Cologne.

 

Je désinfecte et nettoie le nez et la bouche, et fais de même avec les orifices naturels auxquels j’accède en changeant la couche hygiénique.

 

Puis je mets en place les paupières, la bouche et les lèvres, en effet, lors de l’injection, ces tissus vont se fixer. Il serait préjudiciable que ce soit d’une façon inadéquate.

En voyant des varices sur les membres inférieurs j’envisage quelques petites difficultés de circulation sanguine. J’écarte donc l’idée d’un accès immédiat par une artère fémorale, tout en me réservant la possibilité d’y revenir en cas de mauvaise diffusion du fluide artériel.

 

J’observe les vêtements à mettre à la défunte, le chemisier est à col ras, avec une lavallière, cela me permettra d’injecter par la carotide, l’incision ne sera pas ainsi directement visible.

En observant le blanc des yeux, je constate l’absence de toute coloration jaune, signe d’ictère, le blanc est pur, non injecté de sang, ces observations me permettent de choisir au mieux les produits à injecter ainsi que la manière de procéder.

 

Mes instruments sont prêts, ainsi que le bocal d’injection, posé sur une serviette réservée à cet effet, pour absorber tout écoulement lors des différents remplissages. En préparant le premier mélange je dispose d’un bocal vide, que j’utiliserai pour recevoir les fluides physiologiques que je ponctionnerai par la suite. Je prépare à cet effet le tube de ponction qui, relié à ce bocal,  va me permettre de pratiquer une aspiration précoce et limiter l’écoulement sanguin, si par inadvertance, je venais à rompre l’intégrité de la veine jugulaire lors de l’extériorisation de l’artère carotide.

 

Par une incision de deux centimètres au creux du cou, je sors l’artère carotide droite, celle-ci est souple, ni atrophiée ni dilatée après avoir vissé la canule appropriée, je chasse l’air du tuyau d’injection tout en remplissant le flacon échantillon que je remets au fonctionnaire de police puis j’introduis la canule dans l’artère et débute l’injection. Après le passage du premier litre, je peux constater que les veines superficielles des mains se gonflent et que l’oreille gauche commence à perdre de sa pigmentation.

Je stoppe l’injection après le premier bocal de deux litres, et introduis le tube de ponction, à deux doigts sous le sternum, jusqu’à l’oreillette droite du coeur, celle-ci étant fortement dilatée en raison de l’injection des deux litres, ce qui me facilite le geste. Quelques mouvements de la pompe manuelle d’aspiration et le bocal de ponction commence à se remplir.

Je prépare alors le deuxième mélange, dont l’injection se fera sans problème particulier, il en sera de même pour le troisième.

 

Pendant le soin, je garde une oreille attentive. Un léger borborygme peut toujours être précurseur d'un écoulement buccal, comme le bruit des fluides de ponction dans le bocal est un bon indicateur du bon déroulement des opérations.

 

Tout au long de l’injection, j’ai pu observer que l’oreille gauche s’était totalement décolorée et avait repris une pigmentation tégumentaire normale, de même pour le bout des doigts, le globe oculaire gauche s’est affermi et même la voûte plantaire s’est décolorée, réduisant à néant mes craintes d’une mauvaise circulation au niveau des membres inférieurs et me soulageant ainsi d’un traitement isolé de ceux-ci. Je change deux fois le bocal de ponction (trois litres de contenance).

De retour vers la tête, je retourne la canule et injecte la partie droite non traitée jusqu’alors, et là aussi, la cyanose de l’oreille s’estompe et le globe oculaire durcit.

Enfin, je pratique une exploration systématique ( à 360°) des cavités thoraciques et abdominales et m’assure d’avoir vidé la trachée de tout liquide.

Après y avoir introduit un peu de formaldéhyde en poudre et du coton, je suture l’incision au niveau du cou, délie le noeud en boucle de la bouche, la mèche avec du coton, la mets en place définitivement et mèche les orifices nasaux.

Au moyen du tube de ponction, j’injecte du formol au niveau des cavités thoraciques et abdominales, chasse les gaz et referme l’orifice.

 

J’habille alors la défunte, place les couvre-oeils, dépose de la crème réhydratante sur ses lèvres et sur le bord de ses narines et poudre  avec une poudre de riz de théâtre son visage afin que celui-ci ne brille pas. Beaucoup de thanatopracteurs pensent encore que poudrer est inutile ou qu'il s'agit de maquillage. Pas du tout, si l'on applique de la poudre, c'est uniquement pour que le visage du défunt ne brille pas, ça fait "Musée Grévin", admettez que le teint cireux n'est pas très naturel. Mais je fais attention aux débordements de crème réhydratante autour des lèvres associés à un poudrage trop abondant, car dans ce cas le défunt pourrait donner l'impression "d'avoir mangé une assiette de spaghettis à la bolognaise sans s'être essuyé la bouche", et ce n'est pas correct.

 

Je place ensuite la défunte bien au centre du lit, coiffe ses cheveux et la recouvre jusqu’à mi-buste avec le drap prévu à cet effet, les mains, doigts croisés, posées sur ce drap, enserrant le chapelet qu’avait préparé la famille.

Je quitte alors ma blouse et mes gants, me nettoie les mains, ferme mes valises et les range afin de faire entrer les proches. Je n’oublie jamais de présenter le défunt à la famille avant le départ, on ne sait jamais, une coiffure qui ne correspond pas ou un maquillage un peu défaillant, ça arrive à tout le monde.

Les commentaires fusent, autant que les larmes : "Qu’elle est belle... On dirait qu’elle dort..."

Discrètement je reprends mes valises et quitte la chambre, je précise au fils qui me raccompagne qu’il faudra songer à refermer la fenêtre d’ici une heure, lorsque les vapeurs des produits se seront dissipées.

 

Je regagne mon véhicule et me dirige vers la salle de soin de la chambre funéraire afin de procéder à l’élimination de mes déchets. En effet, je trouve inadmissible d'exiger à la famille un accès aux toilettes ou à la salle de bains, le thanatopracteur peut, tout au plus, demander un peu d'eau et une serviette éponge pour un éventuel rasage, pour le reste il ne doit rien avoir à demander à la famille. Je préconise donc d'arriver avec son eau, et de repartir avec les liquides physiologiques ponctionnés.

 

Vous savez, j’ai la satisfaction d’avoir permis à cette famille de retrouver cette parente défunte telle qu’elle pouvait être de son vivant, une dame âgée qui dort paisiblement, pour l’éternité. »

 

Les soins de conservation moderne permettent de présenter le défunt dans les meilleures conditions qui soient, les traits détendus ayant l'apparence du sommeil, le teint naturel et l'absence d'odeurs déplaisantes. Avec, en plus, l'assurance d'une hygiène parfaite. Les thanatopracteurs travaillent pour la vie, avec la mort, mais pour que le souvenir qui restera vivant dans la mémoire des proches du défunt soit moins lourd à porter. Que l’image que ces derniers conserveront soit une image paisible. La mort est une chose grave, mais par leurs interventions, ils peuvent aider les endeuillés, nous aider, dans notre travail de deuil, par l’apport d’un soulagement, du fait de l’effacement du "masque morbide" et de permettre une veille plus décente, plus longue dans le temps et dans des conditions sanitaires plus sûres.

 

Ainsi l’embaumement existe toujours et ce pour la beauté et le bien des vivants. Alors pour éviter des images traumatisantes ou simplement désagréables, il faut répandre la coutume de l’embaumement. Ne vaut-il mieux pas, un léger et virtuel parfum de vie plutôt qu’une lourde et trop réelle saveur de mort. Embaumons-nous et le parfum nous aidera à effacer nos malheurs. 

 

Intrigué, je demandais à Monsieur Cocliet,  si l’on avait retrouvé le secret des Egyptiens. Il me répondit clairement que « Non, parce qu’il n'existe pas de soi-disant "Secret des Egyptiens".  Pas de secret des égyptiens! Il me fallait donc remonter aux origines égyptiennes de l’embaumement.

 

 Le terme embaumement est dérivé de l'expression latine in balsamum qui signifie "déposer dans le baume" ou conserver le corps à l'aide de résines. Les égyptiens l'ont utilisé pendant plus de trente siècles. Apparue vers le IIIe millénaire, l’embaumement ou, la momification, fut d'abord réservée aux pharaons ainsi qu'à leur entourage. Elle a une origine religieuse, elle est conçue comme un moyen de préparer le mort pour la vie dans l'au-delà. Pour que commence la deuxième vie, il faut que le corps puisse se réunir avec les éléments spirituels qui l’animaient. Il doit donc être préservé. A chacune des étapes de la momification, des formules rassurent le mort sur l’intégrité de son corps. Sa destruction entraînerait la mort définitive.

 

« Salut à toi, mon père Osiris! Je posséderai mon corps pour toujours, je ne me corromprai pas, je ne me désintégrerai pas, je ne serai pas la proie des vers, j’existe, je suis vivant, je suis fort, je me suis éveillé en paix, mon corps est permanent, il ne périra pas; il ne sera pas détruit en ce pays à jamais. » Livre des Morts.

 

S'il n’y a pas de secret, c’est grâce à Hérodote qui décrivit l’embaumement égyptien, vers le milieu du V e siècle avant notre ère:

 

« Les embaumeurs restent seuls dans leurs ateliers, et voici comment ils procèdent à l'embaumement le plus soigné: tout d'abord à l'aide d'un crochet de fer ils retirent le cerveau par les narines; ils en extraient une partie par ce moyen, et le reste en injectant certaines drogues dans le crâne.  Puis avec une lame tranchante en pierre d’Ethiopie (silex), ils font une incision le long du flanc [gauche], retirent tous les viscères [intestins, poumons, foie, estomac, qui sont placés dans des urnes spécifiques appelées vases canopes déposés dans la tombe], nettoient l'abdomen et le purifient avec du vin de palmier et de nouveau avec des aromates broyés.

Ensuite, ils remplissent le ventre de myrrhe pure broyée, de cannelle, et de toutes les substances aromatiques qu'ils connaissent, sauf l'encens, et le recousent [les incisions sont refermées avec de la résine et les narines bouchées avec des grains de poivre]. Après quoi, ils salent le corps en le couvrant de natron [mélange naturel de chlorure et de carbonate de sodium, pour déshydrater les tissus] pendant soixante-dix jours; ce temps ne doit pas être dépassé.

Les soixante-dix jours écoulés, ils lavent le corps [ avec l’eau du Nil puis l’oignent de baumes divers destinés à lui rendre une certaine souplesse et à lui donner une « bonne odeur »] et l'enveloppent tout entier de bandes découpées dans un tissu de lin très fin et enduites de la gomme dont les Egyptiens se servent d'ordinaire au lieu de colle.  Les parents reprennent ensuite le corps et font faire un coffre de bois, taillé à l'image de la forme humaine, dans lequel ils le déposent; et ils conservent précieusement ce coffre dans une chambre funéraire où ils l'installent debout, adossé contre un mur. »

 

Les Egyptiens étaient des experts de l'embaumement. Les pieds des momies, débandés presque trois mille ans plus tard, sont encore souvent souples et élastiques. Les historiens pensent que vers le VIIIe siècle, lorsque la pratique cessa, les Egyptiens avaient embaumé approximativement 730 millions de corps. Bien que beaucoup aient été détruits ou abîmés par la chaleur, un nombre important de momies a été conservé.

 

À partir des Egyptiens, la pratique de l'embaumement s'est étendue à d'autres peuples de l'Antiquité, notamment les Assyriens, les Juifs, les Perses et les Scythes. On en trouve même trace dans la bible, Evangile selon Saint Marc, XVI, 1, « Alors que Marie de Magdala et Marie la mère de Jacques se rendaient sur la tombe pour embaumer le corps, elles trouvèrent le tombeau vide », c’est la résurrection de Jésus. De même, Nicodème aurait utilisé de la myrrhe pour embaumer son corps (Evangile selon Saint Jean, XIX, 39). »

Les Assyriens utilisaient du miel, les Perses de la cire et les Juifs des épices et des huiles. Alexandre le Grand fut embaumé avec de la cire et du miel.

 

À partir des anciens peuples d'Afrique et d'Asie, l'embaumement s'est étendu à l'Europe où, avec le temps, il est devenu une pratique répandue. Des descriptions des méthodes utilisées en Europe pendant presque douze cents ans, depuis le VIe siècle, ont été trouvées dans les écrits de médecins de l'époque. Au Moyen Age, l'embaumement comprenait l'éviscération, l'immersion du corps dans de l'alcool et l'introduction sous la peau d'herbes permettant la conservation puis le corps était enveloppé dans un drap imprégné d'huile ou de cire. Le roi d'Angleterre et du Danemark Knud II fut embaumé selon cette méthode, comme le furent Guillaume le Conquérant et Edouard Ier.

 

 

 

J’arrivais au bout de mon enquête. Je voulais chasser cette odeur entêtante de violette, et j’avais trouvé le vrai parfum de la mort. Le parfum écoeurant de la putréfaction. Finalement je ne regrettais pas de ne pas l’avoir senti. Même la violette est préférable à l’indescriptible.
Mais j’avais découvert, un autre parfum, plus métaphorique. Le parfum de la vie après la mort, l’embaumement. Celui-ci, je regrettais de ne pas l’avoir ressenti. Car à bien y réfléchir, mon arrière grand-mère était juste très maquillée, elle n’avait pas l’air vivante. On ne sentait pas cette dernière lueur de vie avant les ténèbres de la mort.

En fait ce que j’aurais vraiment voulu ressentir c’était quelque chose de plus romanesque, un soupçon d’envolée lyrique. Une sublimation de la mort.

Un peu à la manière de Théophile Gautier imaginant l’ouverture du sarcophage dans Le Roman de la momie  en 1857:

 

« A l'ouverture du cartonnage, une vague et délicieuse odeur d'aromates, de liqueur de cèdre, de poudre de santal, de myrrhe et de cinnamome, se répandit par la cabine de la cange: car le corps n'avait pas été englué et durci dans ce bitume noir qui pétrifie les cadavres vulgaires, et tout l'art des embaumeurs, anciens habitants des Memnonia, semblait s'être épuisé à conserver cette dépouille précieuse Le dernier obstacle enlevé, la jeune femme se dessina dans la chaste nudité de ses belles formes, gardant, malgré tant de siècles écoulés, toute la rondeur de ses contours, toute la grâce souple de ses lignes pures. »

 

Je n’avais eu le droit qu’à la violette, tant pis. Au risque de finir sur un peu d’humour noir, je me dis que ce sera pour la prochaine fois. Même, si le contact direct avec les morts est de plus en plus rare. Les familles préfèrent ne pas prolonger la cohabitation avec le défunt. On se hâte de passer le relais aux professionnels. Qui eux même, essayent de repousser la mort, au-delà de ses propres limites. En redonnant, quand le pire est arrivé, une lueur de vie. Comme si elle continuait après. Finalement nous ne sommes pas très loin des égyptiens. La thanatopraxie est comme une vie post-mortem instantanée, ne serait-ce que dans le regard des proches. Le mort embaumé d’aujourd’hui, apaisé, semble envoyé un message au vivant. Sur l’existence d’un monde meilleur?

 

 

 

 

 

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Pour écrire ce dossier je me suis aidé de documents existants trouvés ça et là, dans les bibliothèques ou sur le réseau Internet, les références multiples et retravaillés, m’étant désormais inconnues, je prie les véritables auteurs éventuels de m’excuser de ne pas les citer et de m’envoyer un courrier pour corriger si besoin est toute erreur. vpronier@worldonline.fr