La marche revendicative
Pour commencer, je ressortais les journaux de ces derniers mois. Pour avoir un panorama des raisons subjectives qui poussent les gens à descendre dans la rue :
-
Marche des
fonctionnaires pour les salaires et les 35 heures. Paris, mai 2001
-
Marche des
riverains contre le projet de nouveau
couloir aérien. Paris, mai 2001
-
Marche des étudiants des classes préparatoires au
concours vétérinaire contre la baisse des postes au concours de recrutement en
2001. Paris, mai 2001.
-
Marche des
syndicalistes contre les groupes (Marks & Spencer, LU-Danone,
d'AOM-Air Liberté …) qui
licencient. Paris et Londres, avril 2001.
-
Marche des
Kabyles pour défendre leur culture. Algérie, avril 2001.
-
« Marche pour la paix » de 100
000 personnes en l'honneur du statut d'autonomie du Pays basque.
Saint-Sébastien, février 2001.
-
« Marche pour la paix » du sous-commandant
Marcos. Mexique, mars 2001.
-
Marche pour les droits des homosexuels, Gay Pride.
Paris, 2001.
- Marche contre la mondialisation, contre l’Organisation Mondiale du Commerce « Les hommes avant le profit », Seattle, décembre 1999.
-
« Marche
pour la paix au Kosovo » contre l'intervention armée de l'Otan en
Yougoslavie par plusieurs dizaines de milliers d'Italiens. Entre Pérouse et
Assise, mai 1999.
Que ce soit pour leurs droits, pour leur travail, pour leur niveau de vie, leur cadre de vie, leur environnement, leur culture, leur éducation, leur avenir ou la paix, une raison encore mystérieuse pousser des millions de personnes à travers le monde à marcher. Pourquoi pensent-ils que l’usage de leurs jambes est le meilleur moyen pour faire entendre leurs revendications ? Alors que la parole semble tellement plus naturelle. Pour trouver un début d’explication à leur comportement, qui avait été aussi le mien, je décidais de me mêler une nouvelle fois à eux. Mais cette fois avec pour but de trouver des réponses.
* * *
J’ouvris « Le
Parisien », journal qui offre l’avantage de proposer, chaque jour sur un
plan de Paris, toutes les manifestations entravant la circulation automobile.
Une demi-douzaine de manifestations s’offrit à moi. J’examinais rapidement leur
objet, certaines étaient exclusivement culturelles, balade à vélo, fête de
quartiers. Mais une, à caractère revendicatif attira mon attention. Elle allait
de Gare de l’Est, jusqu’à l’ambassade des États-Unis. Son but : Protester
contre la peine de mort aux Etats-Unis et plus particulièrement contre la
condamnation à mort, il y a 20 ans, d’un journaliste noir, membre des blacks
Panthers, Mumia Abu-Jamal.
Il a été interpellé à
Philadelphie en 1981 lors d'une fusillade dans laquelle il avait été grièvement
blessé et qui a coûté la vie à un policier blanc. On pense son procès truqué,
le juge qui l’a condamné étant lui-même un ancien policier de Philadelphie,
membre de plus de l'organisation d'extrême droite mafieuse « l'Ordre
fraternel de la police ».
Mais même si le cas de Mumia
est emblématique, il n’est que l’un des 3700 américains qui attendent leur
exécution dans les couloirs de la mort. Une marche vers les enfers lente et
inexorable.
Pour essayer d’influencer
sur la révision de son procès, une journée internationale de mobilisation est
organisée. En France, ce samedi 12 mai, plus de 60 organisations des droits de
l'homme, syndicales et politiques appellent à manifester.
Pendant deux heures, du boulevard de Magenta à la rue d’Amsterdam en passant par les boulevards de Rochechouart et de Clichy, j’arpente le pavé. En chemin, je rencontre Francis.
Francis
m’explique avoir un long passé de manifestant derrière lui. « J’ai marché
contre la guerre au Vietnam, contre la guerre du golfe, contre la reprise des
essais nucléaires, pour le SMIC, pour l’école publique, pour les sans-papiers
et tant d’autres ». Tellement que quand je lui demande combien, il me dit :
« Je voudrais me retrouver à ma première manif et commencer à les compter…
Sûrement des milliers ! ».
Il me semble être le témoin
idéal pour poser ma question incongrue. Mais pourquoi marchons-nous pour
manifester ?
Francis suppose qu’au début, la marche s’imposait pour aller à un endroit précis. Comme lors du 14 juillet 1789 : « Les petits-gars allaient chercher des armes à la Bastille. » Mais aujourd’hui même si, on marche vers un endroit précis, en l’occurrence, la place de la Concorde où se situe l’ambassade américaine, le fait d’aller vers le lieu est un prétexte.
« On marche pour se compter ». Dans un lieu clos trop exigu, on ne pourrait pas contenir des milliers de personnes, on serait forcément moins nombreux, là on peut se démultiplier, s’étaler.
Et puis dans la rue, « ça se voit, les gens voient ». Dans un lieu clos ça peut rester confidentiel, dans la rue ça se médiatise, les passants s’arrêtent, suivent le cortège, et puis il y a « les rues bloquées, le bruit, l’agitation ».
« Aujourd’hui,
la manif, la marche en elle-même est devenue le but. » Et moi qui
croyais que le but était de faire entendre les revendications exprimées lors de
la marche. Mais Francis ne les oublie pas, il me parle de Mumia, de sa
dénonciation inlassable du racisme institutionnel et des violences policières
contre les opprimés. Il me parle de l’apaisement des Blacks Panthers, qui ont
arrêté leurs actions terroristes et oubliées les discours d’appel à la violence
de Malcom X pour se tourner vers des actions non-violentes plus proches des
idées de Martin Luther King.
Francis me donne donc les raisons pratiques de la marche revendicative. Mais il est tard, je dois aller travailler. Je m’engouffre dans la première bouche de métro, je l’aperçois, marchant toujours, en tête de son groupe. Ses paroles résonnent encore dans ma tête et surtout ce dernier nom, Martin Luther King. Une brève lecture d’une encyclopédie et je sais que des recherches sur la vie de cet homme apporteront un début de réponses aux raisons idéologiques et morales de la marche revendicative.
* * *
Pour m’aider dans ma
recherche je faisais appel à mon ancien professeur d’histoire au Lycée. Un
homme moustachu au costume trois pièces sombre, monsieur Houdot. Il coulait une
retraite paisible dans mon quartier, et pour l’anecdote, se rendait toujours au
lycée à pied. C’est avec grand plaisir, qu’il m’ouvrit le grand livre de
l’Histoire.
Le 1er décembre 1955, Rosa Parks,
couturière, emprunte le bus qui doit la ramener chez elle. Le bus est plein et
le nombre de rangs réservés aux Blancs ne suffit plus. Le chauffeur exige
d'elle qu'elle se lève pour laisser un Blanc s'asseoir. Lasse de se soumettre,
elle refuse de céder sa place ; elle est alors arrêtée. Le soir suivant,
50 dirigeants de la communauté noire, dont Martin Luther King Junior (né à
Atlanta le 15 janvier 1929, issu d'une famille bourgeoise, devenu pasteur baptiste à l'âge de 19 ans), se
réunissent et décident le boycott des bus de Montgomery.
M. L. King se leva de bonne
heure le 5 décembre 1955, premier jour
du boycott. Il était encore dans la cuisine, devant son café,
lorsque le premier autobus du matin, habituellement rempli de Noirs qui
allaient travailler, passa devant chez lui. Coretta (son épouse) l' appela à la
fenêtre : le bus était vide ! La communauté noire respectait les consignes : le
boycott avait commencé.
Il prit sa voiture et fit le tour de la ville pour vérifier que tout se passait
bien. Le boycott était suivi au-delà de ses espérances. Partout en ville, des
Noirs se rendaient à pied au travail, parfois à des kilomètres.
D'ordinaire, 17 500
passagers noirs empruntaient quotidiennement les autobus de Montgomery. A eux
seuls , ils représentaient 75% de la clientèle de la compagnie. Ce jour là, les
gens se rassemblaient aux arrêts d'autobus pour regarder les bus arriver et
repartir vides ! La police les surveillait attentivement, mais il n'y eut aucun
signe de violence. Le boycott des autobus était une action pacifique,
mais cette action donnait à la communauté noire un sentiment nouveau de force
et d'unité, et l'espoir de jours meilleurs.
L’ après midi du 5 décembre, les dirigeants noirs se réunirent et décidèrent de créer un organisme permanent, la M.I.A. (Montgomery Improvement Association), Association pour l’amélioration de Montgomery, dont M.L. King, à sa grande surprise, fut nommer président.
Il ébaucha alors sa
doctrine de la non-violence :
« Il
arrive un moment où les gens sont fatigués. Nous sommes ici ce soir pour dire à
ceux qui nous ont maltraités si longtemps que nous sommes fatigués - fatigués
d'être ségrégués et humiliés. Nous n'avons pas d'autre
alternative que la protestation. »
Ralph
Abernathy (un ami proche de King , qui participait activement à la campagne
pour les droits civiques) présenta les revendications que la M.I.A allait
soumettre aux autorités locales et à la compagnie d'autobus : le
traitement décent des noirs par les conducteurs ; le placement des
passagers selon leur ordre d'arrivée les noirs , prenant place à partir du
fond, les blancs à partir de l'avant ; l’engagement de conducteurs noirs
pour desservir les quartiers noirs. Tant que ces revendications ne seraient pas
acceptées, le boycott continuerait. Martin Luther King demanda à la foule
d'approuver ces révolutions: « Que tous ceux qui sont pour , se lèvent! »
Il y eut soudain un immense brouhaha: toutes les personnes présentes se
levèrent , dans un enthousiasme délirant. Le mouvement pour les droits civiques
étant en marche !
Malgré la mise en place de systèmes de remplacement, beaucoup de gens
continuaient d'aller au travail à pied, pour que leurs protestations soient
plus visibles encore. Parmi tous ces gens qui marchaient péniblement, quel que
soit le temps, il y avait une vieille dame frêle, "Mamie Pollard",
qui marchait avec autant de détermination que tous les autres. Un jour, après
l'office, le révérend King lui demanda si elle n'était pas trop fatiguée de
devoir marcher ainsi. "Mes pieds son fatigués, mais mon âme a trouvé le
repos." Le boycott avait éveillé chez tous les Noirs une immense force
d'âme, qui donnait un sens à leurs efforts.
Le boycott des
autobus aura duré au total 381 jours. Entre temps, la Cour Suprême des
États-Unis a reconnu que la ségrégation était à l'encontre de la constitution.
Le 19 septembre 1958, M. L. King, poignardé par une
déséquilibrée échappe de peu à la mort. Il interprète cela comme un signe ;
celui de partir en Inde pour accomplir le voyage qu'il envisageait depuis
longtemps, sur les traces de Gandhi, dont il connaît bien la pensée.
Pour faire face à la résistance armée proposée par
Malcom X, Martin Luther King doit faire la preuve de l'efficacité de la
non-violence il lance alors en 1963 la campagne de Birmingham (ville la plus
ségrégée des Etats-Unis, premier symbole d'intolérance raciste du pays). La
provocation (devant pousser l'oppresseur à commettre ses actes de violence au
grand jour, devant la presse et les caméras, et amener ainsi le gouvernement à
légiférer) devient désormais un aspect crucial de sa stratégie non-violente. Le
11 juin 1963, John Fitzgerald Kennedy annonce une nouvelle législation sur les
droits civiques, destinée à bannir la ségrégation dans tous les lieux publics.
Le 28 août 1963 c'est la Marche sur Washington
; Martin Luther King clôt la manifestation en prononçant le plus fameux de ses
discours... « I have a dream... », devant 250 000 personnes réunies
au pied du Lincoln Memorial.
Extraits :
« Il y a cinq fois vingt ans, un Grand
Américain, dans l'ombre symbolique duquel nous nous tenons aujourd'hui, signait
la Déclaration d'émancipation. Mais cent ans plus tard, le Noir n'est toujours
pas libre, il se trouve en exil dans son propre pays. Je fais un rêve,
qu'un jour sur les collines rouges de Géorgie, les fils des anciens esclaves et
les fils des anciens propriétaires d'esclaves puissent s'asseoir ensemble à la
table de la fraternité. Je fais un rêve aujourd'hui ! Je fais un rêve, qu'un
jour, mes quatre enfants vivront dans un pays où ils seront jugés selon leur
personnalité et non selon la couleur de leur peau. »
En 1964, il reçoit le prix Nobel de la Paix, mais en 1965…
Après l'assassinat d'un homme noir par la police
d'État à Marion en Alabama, la communauté noire de cette ville décide de tenir une
grande marche. Martin Luther King accepte de diriger cette marche, prévue
pour le dimanche 7 mars 1965 entre Marion et Montgomery, capitale de l'Alabama
où les manifestants veulent rencontrer
le gouverneur Wallace pour mettre fin à la brutalité policière. Mais celui-ci
refuse que la marche ait lieu. Comme Luther King se rend à Washington pour rencontrer
le Président Johnson, la marche est reportée au lendemain.
Mais les manifestants décident quand même de partir
le jour prévu. Une armée de policiers les attend aux portes de la ville.
Utilisant des bâtons et du gaz. Les
manifestants sont chassés jusque dans un quartier noir où les policiers
continuent de les battre ainsi que certains résidents du quartier qui n'avaient
pourtant rien à voir avec la marche.
Le 6 août 1965, le président Johnson signe le
"Voting Rights Act" (loi autorisant la déségrégation des lieux
publics et protégeant le droit des Noirs à voter).
Le 18 mars 1968, Martin Luther King parle devant 18 000 personnes. Dix jours
plus tard, il défile à la tête de grévistes. La manifestation dégénère se
terminant par la mort d'un jeune Noir de seize ans. Il faut ajouter 60 blessés
et des dégâts matériels. Un couvre feu est décrété et 3 500 gardes nationaux
réquisitionnés. Luther King décide de revenir à Memphis comptant prouver qu'il
peut encore organiser une manifestation non-violente.
Le matin du 3 avril 1968, Martin Luther King
s'installe au Motel "La Lorraine". Il prononce le soir devant 20 000
personnes, un discours poignant qui résonne d'une façon prémonitoire ;
« Certains commencent à dire qu'il y a des menaces. Je ne sais pas ce qui
va arriver maintenant. Nous avons devant nous des jours difficiles. Mais cela
m'est égal. Car je suis allé au sommet de la montagne et j'ai vu la Terre
promise. Je n'y parviendrai peut-être pas avec vous. Mais je veux que vous
sachiez ce soir que notre peuple la rejoindra. »
Le jour suivant, alors qu’il prend l’air au balcon de son hôtel, un coup de feu claque. La balle lui fracasse la mâchoire avant de lui briser la colonne vertébrale. Martin Luther King vient d’être assassiné. Le Président Lyndon Johnson décréte le 7 avril jour de deuil national. Dans tous les Etats, sauf en Georgie dont le gouverneur reste un partisan pur et dur de la ségrégation raciale, les drapeaux sont en berne. L'émotion est à son comble lors de l'enterrement à Atlanta. Le cortège parcourt six kilomètres jusqu'à Morehouse. La cérémonie réunit cent mille personnes.
La nouvelle de sa mort s'est répandue comme une
traînée de poudre et provoque l'une des pires explosions de violence que le
pays ait jamais connue. En avril 1968 on
compte 150 villes à feu et à sang. Le rêve du prophète non violent sombrait
dans le cauchemar ; la population noire vengeait sa mort d'une façon qu'il aura
combattue toute sa vie.
Mais le rêve de Martin Luther King n’est pas resté sans suite. Ainsi, en mai 1998, son ami, le pasteur noir Ralph Abernathy a repris le flambeau, a relevé la bannière. Il a organisé une nouvelle "marche des pauvres" sur Washington afin d'alerter l'opinion sur la situation des déshérités des Etats-Unis. Avec pour arguments, "Vous prouverez aux hommes blancs d'Amérique que l'on peut assassiner un leader mais pas son rêve", "Nous avons découvert un autre pouvoir qui est plus puissant que le pouvoir noir ou que le pouvoir blanc; c'est le pouvoir des pauvres." Cette nouvelle marche réunie des milliers de personnes.
Pourquoi marcher ? Pour Martin Luther King, la réponse est simple. L’Etat impose des lois injustes, opprime et ignore les droits d’une minorité. La minorité se doit de réagir, de recouvrer sa liberté, de se révolter contre l’état de pauvreté dans laquelle on la conserve. Mais elle doit le faire de manière non-violente, en marchant.
Cette notion de non-violence, Luther King l’a empruntée à Gandhi. Il fallait donc que je remonte à la source, pour répondre pleinement à la question.
* * *
Le 12 mars 1930,
Mohandas Karamchand Gandhi entame une «marche du sel» en vue
d'arracher l'indépendance de l'Inde aux Britanniques.
Monsieur
Houdot me fait un petit rappel historique :
Gandhi a 61 ans, il est issu d'une
famille politiquement influente, Il a étudié le droit à Londres. Il a travaillé
en Afrique du Sud pendant 20 ans. Victime de la ségrégation raciale, il y prit
le parti des opprimés, et lutta contre les injustices. C'est au cours de ce
combat qu'il élabora une nouvelle méthode de lutte contre l'iniquité : la
résistance non violente ou satyagraha (la force de l'âme). Revenu en Inde
il n’a plus qu’une idée, gagner l'indépendance de son pays. Il devint bientôt
le dirigeant incontesté du Mouvement nationaliste indien. À la suite du
massacre d'Amritsar en 1920, il entreprend une campagne nationale de
désobéissance civile qui lui vaut un premier emprisonnement. Convaincu que
l'indépendance ne peut se faire sans une transformation morale et sociale
radicale, Gandhi lance la campagne bonne volonté, un programme de lutte contre
les préjudices sociaux vis-à-vis du travail manuel, et des intouchables ( des
parias exécutant des tâches considérées comme méprisantes et dont tout contact
même indirect peut entraîner la souillure, tabou profondément enraciné au plus
profond de la religion et de la culture hindoue). Mais faute de résultat,
certains membres de son parti s'impatientent et menacent de déclencher une
guerre en faveur de l'indépendance. Gandhi, pour ne pas être débordé, avertit
le vice-roi des Indes que sa prochaine campagne de désobéissance civile aura
pour objectif l'indépendance.
C'est ainsi que le 12 mars, Gandhi quitte son ashram des environs d'Ahmedabad, au nord-ouest du pays, accompagné de 79 disciples... et d'une meute de journalistes. Après un parcours à pied de 300 km, il arrive le 6 avril au bord de l'océan Indien. Il s'avance dans l'eau et recueille dans ses mains un peu de... sel. En fait, il recueille de l'eau de mer, la fait bouillir sur la plage et consomme le sel qui se cristallise sur le bord de la chaudière. Par ce geste dérisoire et hautement symbolique, Gandhi encourage ses compatriotes à violer le monopole d'Etat qui pèse sur la distribution du sel et oblige tous les consommateurs à payer un impôt sur cette denrée commune.
L'impôt sur le sel rapportait 15,000,000 de francs-or annuellement au
gouvernement britannique. Le produit de cette taxe était investi dans le budget
des dépenses militaires qui a lui seul représentait près de 30% du budget
total. Cette taxe servait à maintenir l'Inde dans son état de servitude en
fournissant à l'armée anglaise, qui occupait le pays par la force, l'argent
dont elle avait besoin pour assurer son existence. Le peuple était trop pauvre
pour payer une telle taxe sur un produit aussi essentiel à sa survie et à celle
de son bétail.
Sur la plage, la foule, grossie de plusieurs
milliers de sympathisants, imite le Mahatma (ainsi nommé par le poète
Tagore, d'après un mot hindi qui veut dire «Grande âme») et recueille
de l'eau salée dans des récipients. Une grande partie des Indiens les imite à
leur tour, au vu des Anglais. Les
dirigeants du Congrès Indien sont arrêtés un par un et le Mahatma lui-même est
emmené de nuit à la prison de Yeravda. Pour intimider le peuple, la police
multiplie les charges à coup de lathis ferrés. Mais les Indiens, fidèles
aux recommandations non-violentes de Gandhi, se gardent bien de résister :
- Dans la ville de
Peschavar, les forces de l'ordre ouvrent le feu à bout portant sur la foule
paisible. Les manifestants au premier rang tombent sous la mitraille et aussitôt
après,
un second rang se présente, la poitrine découverte devant les soldats qui
refusent de tirer. - Un camion
transportant des prisonniers eut une crevaison. Les manifestants qui venaient
d'être arrêtés se dirigèrent, au pas de course, à la prison où le conducteur
du camion devait les amener. Le cortège fut ovationné tout le long de la route. - Dans les rues, 10, 20, 30, 40,000
personnes s'assoient par terre en bloquant toute circulation parce qu’on leur refuse
le droit de défiler paisiblement. La cavalerie charge mais les chevaux s'arrêtent
à quelques pieds des premiers manifestants. Les bêtes refusent d'avancer...
Au bout de quelques
mois, le vice-roi reconnaît son impuissance à imposer la loi britannique.
Cédant aux injonctions du Mahatma, il libère tous les prisonniers et
accorde aux Indiens le
droit de collecter eux-mêmes le sel.
Le 15 août 1947,
l'Empire des Indes devint enfin indépendant, officialisant une scission entre
Inde et Pakistan. Gandhi tenta d'apaiser les haines, d'arbitrer
les conflits et de restaurer un climat d'humanité. Il réussit souvent par ses
jeûnes prolongés à faire cesser les violences à Calcutta et New Delhi. Mais
des sanglantes émeutes, entre les communautés hindoue et musulmane marquèrent
les limites de la non-violence. Lors d'une réunion de prière, le 30 janvier
1947, un nationaliste hindou assassina Gandhi après s'être respectueusement
incliné devant lui. Deux millions d'Indiens assistèrent dans la douleur aux funérailles
du Mahatma.
Ainsi Gandhi marcha pour l’indépendance de son pays et pour défendre les plus pauvres contre un impôt injuste. "Dès que quelqu'un comprend qu'il est contraire à sa dignité d'homme d'obéir à des lois injustes, aucune tyrannie ne peut l'asservir." Disait-il. Donc, pour Gandhi, la marche est la principale action non-violente permettant aux plus faibles de se faire entendre du pouvoir, mais elle permet aussi de faire prendre conscience à l’homme de sa dignité. La marche revendicative c’est la possibilité de s’exprimer c’est donc l’affirmation de sa liberté c’est donc devenir un être humain à part entière.
Mais, le destin est parfois cruel, deux marcheurs, deux non-violents
pour qui la marche pacifiste et revendicative est une des seules solutions
possibles, deux grands hommes qui finissent assassinés et dont le rêve finit
dans un bain de sang.
Je quitte, ce bon vieux monsieur Houdot, un peu dépité, le vague à l’âme.
Dans mon désarroi, j’imagine que d’autres marcheurs n’ont pas eu ce destin tragique. Je ne mets pas longtemps à me souvenir de Mao Tsé-Toung est de sa Longue Marche.
* * *
Une connaissance me présente Tang-Lai. Il a 45 ans, est d’origine chinoise, il prend sa retraite de la légion étrangère. Ses parents ont fait La Longue Marche, lui faisait partie dés son plus jeune âge des gardes rouges.
« La Longue
Marche ? C’est un périple d’un an à travers la Chine qui s’est déroulé de
1934 à 1935. Au cours de la Longue Marche, Mao Tsé-Toung s'est affirmé comme le
leader des communistes chinois. »
Au risque de mécontenter les alliés soviétiques, ce fils de riche
paysan cultive l'idée que les révolutionnaires chinois doivent s'appuyer en
priorité sur la paysannerie misérable des campagnes plutôt que sur la classe
ouvrière des villes. Il soutient la Chine jaune, celle de la
paysannerie, contre la Chine bleue, celle du pouvoir réactionnaire,
marquée par une idéologie traditionaliste, est soutenue par une bourgeoisie
occidentalisée et urbaine, celle mise
en place par Tchang
Kaï-chek, dès 1927. L’histoire de la chine et de cette partition est
parfaitement racontée dans le film « Chine
jaune, Chine bleue » de Ahmed
Lallem, qu’ont diffusé « les dossiers de l’histoire ».
« La Longue Marche a
commencé par une retraite vers l’ouest de la Chine pour échapper aux
répressions des nationalistes. A la fin, on avait parcouru 12 000 kilomètres, escaladé 18
chaînes de montagnes, dont 5 couvertes de neige éternelle, franchi 24 rivières,
traversé 12 provinces et occupé 62 villes. Hélas, a l’inverse du Cid de
Corneille, de 130 000 participants au départ, ils ne sont plus que 30 000 à
l'arrivée. Ma grand-mère fut une de celles qui ne virent jamais la fin du
voyage. »
Le 19 octobre 1935 s'achève la Longue Marche. Les communistes chinois fuient devant les troupes de Tchang Kaï-chek et de son parti, le Kuomintang. Ils se réfugient dans la province isolée du Shaanxi. Entre temps, en février 1935, Mao s’est fait élire président du Comité central du Parti Communiste Chinois. L’inaction des nationalistes contre le Japon pendant la guerre et la résistance des communistes propulsera Mao au pouvoir.
« la longue marche est au centre de La
marche des volontaires, l'hymne national chinois. Elle exprime notre
détermination à se sacrifier pour la libération nationale, et notre tradition
de bravoure et d'unité dans le combat contre l'agression :
"Allons, peuple héroïque de
toutes nos nationalités! Le grand Parti communiste nous conduit dans la
poursuite de la Longue Marche. Tous d'un même cœur, allons au-devant des
lendemains communistes! Lançons-nous vaillamment dans le combat pour
édifier et défendre la patrie! En avant! En avant! En avant! De génération en
génération, nous ferons flotter bien haut le drapeau de Mao
Tsé-Toung." »
Mao a commencé sa marche par obligation, pour fuir les nationalistes, et l’a finie en débâcle. Entre temps, il aura conquis le cœur des paysans chinois. Une marche des plus pauvres pour sauver leur vie menacer par un pouvoir autoritaire et assassin. Une marche pour vivre, pas pour vivre mieux, non uniquement pour vivre, pour sauver sa peau, une fuite. Mais pas une fuite lâche, une fuite honorable, une confrontation avec son destin. Tang-Lai et sa famille adhéraient parfaitement à cet esprit là. Surtout que Mao, au pouvoir, se souvient des paysans qui ont marché à ses côtés. Dès 1950, il met en place la réforme agraire : 47 millions d'hectares de terres sont redistribués aux paysans. Puis en 1958 avec la politique du « Grand bond en avant », la collectivisation des terres et la création des communes populaires. Mais ces réformes entraînent un échec retentissant qui affame et tue des millions de paysans. Se succèdent trois années noires, marquées par des conditions climatiques désastreuses, qui provoquent une très grave crise économique. A sa mort, il laisse un lourd héritage, entre 80 et 160 millions de morts. Heureusement pour eux, Tang-Lai et sa famille ont pu fuir le pays.
Mais en Chine, d’autres
continuent à marcher. Ce n’est pas Tang-Lai qui me remémore ce souvenir du
printemps 1989. Mais un article d’Annick
Cojean dans Le Monde du Vendredi 29 août 1997. Un combat
éternel de l’individu contre l’institution, de l’étudiant contre le pouvoir
politique, plus symbolique qu’à Paris en
mai 1968. L’homme contre la machine destructrice, les pieds et les pas
contre les chenilles des tanks.
* * *
« Le jeune homme a surgi de la foule on ne sait
trop comment. Il a traversé en courant l'immense avenue Chang'An et il s'est
mis au garde-à-vous, droit comme un "i", devant la colonne de chars
qui roulaient vers la place Tiananmen. A moins de 2 mètres de lui, le premier
tank s'immobilisa. Et entre le petit homme et l'engin meurtrier, ce fut, durant
de longues secondes, un incroyable face-à-face. Derrière, une vingtaine
de blindés attendait, probablement surpris, ignorants de l'obstacle. Le premier
char, soudain, esquissa un mouvement, et le petit homme réagit promptement en
étendant ses bras, dessinant une barrière symbolique autant que dérisoire. Le
char décida de contourner l'obstacle en manœuvrant à droite. Mais l'homme fit
quelques pas chassés et se retrouva à nouveau devant le canon du blindé.
Celui-ci se pointa vers la gauche. Mais le Chinois buté suivit le même mouvement
et la colonne resta paralysée. Un petit homme sans arme tenait tête aux canons.
Les dignitaires chinois devaient s'étrangler de rage. »
« "Aucune image n'a capturé avec autant
d'acuité l'esprit de notre mouvement. Tiananmen, c'était exactement cela. Qu'importe
le nom derrière la silhouette. Qu'importe son âge, son sexe. Cette photo nous
représente tous, avec nos mains nues et notre sincérité, notre résolution et
notre pacifisme." Ainsi parle, Chaï Ling, la jeune fille à socquettes
blanches qui, durant la révolution inachevée, avait porté le titre ronflant de
"commandante en chef de la place Tiananmen". Elle avait gagné sa
légitimité de leader en proposant, dès les premières heures, de s'immoler par
le feu. »
« Et si les esprits Gandhi et Martin Luther
King flottaient sur la place Tiananmen, Chaï Ling dément toute référence
systématique. "Vient un jour où l'option de non-violence s'impose
naturellement. Où l'on décide d'inverser le mouvement. De raisonner
différemment, et de ne pas sombrer dans le piège des armes de l'adversaire.
Savez-vous que le gouvernement avait fait déposer des munitions et des
mitraillettes à deux pas de la place afin de tenter les plus désespérés des
étudiants et d'avoir une raison de réprimer ? Chaque fois, nous les avons fait
renvoyer à la police ou à l'armée. Comme le jeune homme, c'est les mains nues
que nous réclamions le dialogue."
Dialoguer. Au fond, c'était là tout ce que réclamaient les étudiants. Etablir
une relation avec un pouvoir sclérosé, barricadé, trop distant. Lui parler
sans entrave, sans écran. »
« Regardez bien l'image. Je la trouve
admirable. L'homme seul est issu de la foule. Le char, lui, vient tout droit de
la Cité interdite, là où niche le pouvoir. Ils se croisent sur l'avenue de la
Longue-Paix. Cela ne s'invente pas. Tout, ici, est symbole. Et le jeune homme,
en un geste somptueux, va tenter d'établir la communication. Il pense que
derrière la machine, la structure et la poudre, il y a un être humain, un cœur
qui bat, un cerveau qui raisonne. Ce sont eux qu'il veut atteindre, c'est avec
un être de chair et de sang qu'il veut parler de paix. Comme il a tout compris
! »
« N'appelez pas suicide ce qui est sacrifice et
offrande de sa vie. C'est l'esprit Tiananmen C'est là la grandeur de son
geste. Comme les autres manifestants, l'homme a atteint un point de non-retour.
Ses convictions, désormais, éclipsent la valeur de sa vie. "Prenez-la,
dit-il, si vous ne me suivez pas. Je ne suis pas armé, je suis un homme comme
vous, je souhaite la paix, la liberté, et le respect. Cela vaut bien ma jeune
vie." »
« Cela vous semble excessif, hein ? Une
manifestation dans les rues de Paris n'a pas ce type d'enjeu! Mais Paris et
Pékin ne sont pas sur la même planète. Ce que vous appelez manifestation n'est
chez vous qu'une marche pacifique et joyeuse. J'en ai vu avec des danses et de
la musique ! En Chine c'est un engagement crucial qui exclut le coup de tête
et, d'emblée, vous expose au risque suprême. Le retour est toujours incertain.
L'idée de la mort est dans tous les esprits. »
Une marche des étudiants pour entrer en contact avec un pouvoir arbitraire. Une marche pour dialoguer, un pas vers l’autre, quitte à en perdre la vie. Partis des années 1930 en Inde, j’étais arrivé en Chine en 1989. J’avais découvert, des marches symboles de l’humanité qui partant de bonnes intentions finissent dans le sang. Une image triste de l’homme, l’histoire d’un espoir avorté. Je savais désormais les raisons idéologiques de la marche. Je connaissais ces composantes : un pouvoir, un être humain démuni, une marche désarmé.
Mais, je ne savais toujours pas, pourquoi on
devait faire usage principal de ses jambes pour pouvoir exprimer ses
revendications. La réponse devait être encore une fois enfouie dans l’histoire.
* * *
Je pensais comme Francis : la source de la manif en France c’est la Révolution, ce sont les sans-culottes déferlant sur la forteresse de la Bastille. Mais pour en être sûr, j’avais besoin d’un historien.
Je le trouvais en la personne de Vincent Robert, professeur d’histoire à l’IEP de Lyon, qui collabore à l’ouvrage très complet sur le sujet, de Pierre Favre.
« Les manifestations
vont devenir fréquentes : on appelle ainsi les promenades dans la ville
d’une multitude très considérables d’ouvriers marchant musique et drapeau en
tête, d’ordinaire dans un ordre parfait et dans le but d’exprimer un vœu soit
au maire provisoire soit au délégué du gouvernement. Ces démonstrations sont
pacifiques, mais elles jettent une profonde inquiétude dans la population,
rendent impossible le retour à la confiance et le crédit, et sont au reste par
elles-mêmes un symptôme non équivoque d’anarchie. Tant qu’elles seront
permises, il n’y aura pas d’ordre public. »
C’est par cet extrait des Annales lyonnaises de 1848
(le printemps 1848 fut marqué à Paris par de gigantesques manifestations
populaires, quoique plus couramment appelées « journées ») que
Vincent Robert commence son article sur la naissance de la manifestation en
France. Pour lui, la précision de la description de l’auteur, est le signe de
la nouveauté du phénomène.
Mais Vincent Robert trouve plusieurs ancêtres à la
manifestation.
Le charivari est la première forme
d’action des citoyens français qui entendent exprimer leurs convictions
politiques, lorsqu’ils n’ont pas à leur disposition les canaux légaux par
lesquels l’opinion peut faire entendre sa voix (le droit de vote, notamment,
que ces citoyens soient trop jeunes ou pas assez fortunés ; mais aussi
l’accès à la presse), où lorsqu’ils les jugent inadaptés à la circonstance. Sa forme la plus fréquente est le
tintamarre, effectué sous les fenêtres de la victime, plusieurs soirs
durant, en général jusqu’à ce que le coupable vienne à résipiscence et paye à
boire à ceux qui sont les auteurs du tumulte. Les auteurs sont toujours des
jeunes. C’est une pratique bien vivante dans les villes, même les plus grandes,
vers le milieu du XIXéme siècle, et qui est fréquemment adaptée à des fins
politiques. Ainsi à Lyon, le charivari donné au maire Prunelle, à la nouvelle
du rappel à Paris d’un préfet libéral qui lui faisait ombrage, du 13 au 16 mai
1831.
Mais le charivari n’est pas
encore manifestation, car cela vise beaucoup plus fréquemment une personne
précise qu’une décision politique et l’objectif est le retour à la situation
antérieure. De plus la foule qui s’assemble le fait devant un domicile et ne
parcourt pas l’espace urbain. Même si la manifestation des Saints-Simoniens lyonnais sortant de leur
local à proximité de la place Perrache, un jour où la guillotine y était
dressée, avec des pancartes portant ces mots : « Plus de sang !
Plus de guerre ! Plus de guillotine ! », avait des aspects très
modernes ; Vincent Robert, conclu que ne peuvent faire figure d’ancêtre
direct des manifestations politiques du printemps 1848 que les enterrements
des personnalités de l’opposition :
Des cortèges qui parcourent une grande partie de la ville, voir en font le tour. Tolérés par les gouvernements, ces convois funèbre pouvaient pousser des cris qui leur étaient hostiles ; au cimetière, des orateurs, prononçaient l’oraison funèbre appropriée. Certains ont été massifs, tel plusieurs centaines de milliers de personnes pour les généraux Foy (26 novembre 1825) et surtout Lamarque (5 juin 1832).
Encore plus moderne, est le cortège
qui vient demander aux autorités « du travail et du pain »,
drapeau et tambour, qui sont à la fois, les accessoires indispensables à la
reconnaissance par les spectateurs d’un groupe spécifique et des moyens
spontanés de mobilisation des assistants, en tête. Ils permettent d’agréger les
personnes qui se trouvent sur le parcours, qui viennent ainsi s’ajouter au
groupe initial, souvent constitué autour des chômeurs d’une profession. D’ou
l’utilité du parcours, car les lieux de rassemblement habituel des chômeurs ne
sont plus toujours situés au cœur des villes, celles-ci ayant grandies.
L’objectif des rassemblements est presque toujours, l’hôtel de ville :
c’est à la municipalité que revient la responsabilité d’atténuer leur misère.
Mais ces cortèges restent les fruits de conjonctures particulières, de crises
(1831-1832, 1847-1848) laissant sans travail et sans ressources une partie de
la population habituellement employée.
Pour les ouvriers coalisés, le recours à la manifestation de rue est davantage un signe de faiblesse et d’improvisation que d’organisation. Circuler ou stationner dans les rues, c’est donner prise à une répression policière immédiate, au nom de la loi sur les attroupements, à l’arrestation des meneurs, à laquelle peu de mouvements survivent. En pratique ne se déroulaient dans la rue que des actions défensives de corporations à la fois nombreuses et assez concentrées, tels les mineurs de Germinal. A quelques exceptions prés ; ainsi, les revendications des ouvriers en soie de la Fabrique de Lyon, exprimées par leurs conseillers prud’homaux, et le préfet qui jugea bon de convoquer les délégués des soyeux et des ouvriers pour discuter d’un tarif des prix.
« Pendant que les intérêts divers se
débattaient dans les salons de la préfecture…. Les ouvriers en soie, organisés
en troupes, s’avançaient de chaque faubourg de la ville sur les places de
Bellecour et de la préfecture, tous sans armes, sans bâtons, marchant en
silence, sans cris, sans provocations, en un tel ordre qu’il eût été difficile
peut-être de leur appliquer la loi sur les attroupements, quand même cette
application eût été convenable. Toutes les différentes troupes, commandées
chacune par des chefs portant une légère baguette pour signe de leur autorité
et ralliées autour d’un drapeau tricolore, ont circulé longtemps inoffensives,
et toujours silencieuses. »
Le Précurseur de Lyon, 26-27 octobre
1831.
On
assiste là à la première grande manifestation proprement ouvrière,
démontrant, à la stupéfaction générale, « une organisation qu’on eût
difficilement supposée dans des populations d’ouvriers ». C’était l’œuvre
de la première organisation syndicale de masse, le mutuellisme, qui regroupait
la quasi-totalité des chefs d’atelier de la soierie lyonnaise ; et elle
venait à point nommé peser sur ce qu’il faut bien appeler la première négociation
collective.
Mais,
la manifestation de rue n’est pas dans la première moitié du 19éme siècle, une
forme d’expression politique « normale » : elle est le signe
d’une situation pré- ou post-révolutionnaire, presque comme les barricades.
Le pouvoir est suffisamment affaibli pour qu’on le pense hésitant à réprimer la
foule des citoyens. Ainsi, le 12 juillet 1789 à Paris à la nouvelle du renvoi
de Necker, après des discours incendiaires prononcés au Palais-Royal,
« plusieurs groupes se forment ; les bustes de Necker et du duc
d’Orléans, le héros du moment, sont promenés le long des
boulevards… » ; ou le 22 février 1848 à Paris, la manifestation de la
Madeleine au Palais-Bourbon pour protester contre l’interdiction d’un banquet
réformiste. Dans les deux situations, la répression par la troupe déclencha la
Révolution. Manifester et commencer une
émeute, pour le pouvoir, c’est tout un. Pour une partie des manifestants aussi
d’ailleurs.
Dans
les situations post-révolutionnaires, il existe le sentiment que le pouvoir
nouveau a besoin d’être éclairé sur la situation du peuple. Les premiers
moments d’euphorie passés, la manifestation devient le moyen de peser sur les
décisions d’un pouvoir dont on ne conteste pas la légitimité, mais à qui on
tient à rappeler que cette légitimité, il la tient du peuple et que celui-ci a
conquis par son sang le droit de s’exprimer.
Le
printemps 1848 marque, en France, la date de naissance de la manifestation. Politique,
c’est au gouvernement provisoire que l’on s’adresse pour lui exprimer ses vœux
sous forme de pétitions en même temps que lui faire allégeance et permettre de
le défendre contre la contre-révolution bourgeoise que l’on croit menaçante. Pacifique,
tous sont désarmés à la demande des organisateurs eux-mêmes. Massive,
plusieurs centaines de milliers de
manifestants à Paris. Disciplinée et organisée, elles se
déroulent dans un ordre parfait, quasi-militaire, et font se succéder clubs
politiques ou corporations de métiers, chacune derrière sa bannière, qui est
tout à la fois proclamation et signe de ralliement. Manifestations qui font
usage de l’espace urbain d’une façon très concertée, destinée à mettre en
valeur leur importance : les manifestations parisiennes vont d’un lieu
suffisamment vaste pour que tous puissent s’y rassembler, de l’Arc de Triomphe
(ou le Champ de Mars, ou la place de la Bastille) au siége du pouvoir, à
l’Hôtel de Ville en passant par des artères assez larges pour que l’effet
produit soit imposant : les Champs-Élysées, les quais, les Boulevards.
Dans les décennies qui
suivirent les manifestations sombrèrent dans l’oubli, le pouvoir y voyant
toujours, un signe avant coureur de révolution.
Si j’avais eu tort de
faire naître les manifestations en France au 14 juillet, je n’avais finalement
pas si tort que cela. La manifestation est un signe avant-coureur de
révolution. La marche revendicative c’est la soupape de sécurité, la dernière
marche avant l’explosion. Mais en lisant Vincent Robert, j’avais mis en lumière
une raison sous-jacente et essentielle. On ne marche pas de soi. On marche
parce qu’on est obligé de marcher. Ceux qui ont le pouvoir nous forcent
par leur attitude envers nous à marcher. On marche parce qu’on est attaqué, on
marche pour se défendre. La marche revendicative c’est de la légitime défense.
Et la manifestation de rues est le symbole de la défense des plus opprimés, des
plus pauvres, des plus délaissés. La manif est la ritualisation de cette
obligation de marcher.
* * *
Et on doit marcher
pour tout. Dans la vie de tous les jours, on marche pour trouver un logement,
pour trouver un emploi, pour les démarches administratives, pour avoir des
papiers. Et quand on n'a rien, quand on est sans logement, sans emploi, sans
papiers, pour les revendiquer on doit marcher encore et toujours. Pour évoquer
la situation des sans-papiers, j’essaye de rentrer en contact avec eux, en
vain. Je fais alors appel à Albert.
Aujourd’hui à 56 ans, il est
imprimeur dans une petite imprimerie municipale, mais hier, ce petit bonhomme
rondouillard à cheveux blancs et lunettes de myopes, travaillait sur les
rotatives des plus grands quotidiens. Des journaux il a gardé la passion. Au
fond du jardin de son petit pavillon, une remise. Pour le commun des mortels,
un labyrinthe de papiers, pour lui, la compilation des journaux depuis des
années. Comment fait-il pour s’y retrouver, mystère ? Mais quand je lui
parle de marche des sans-papiers, il marque une pause, puis ses yeux brillent,
ils courent dans tous les sens, et en quelques minutes, ils me ramènent des kilos
de papiers.
Ainsi un
article de Karim Talbi dans Libération,
du lundi 11 août 1997 évoquant la longue marche, de 800 km, parcouru pour « le souvenir et l'espoir », par
l’ancien porte-parole des sans-papiers de Saint-Bernard, Ababacar Diop. Extraits :
«" En marchant, je me débarrasse de ma peau de
sans-papiers." Depuis plus d'une semaine, Ababacar Diop, 28 ans, sa femme
Aïssatou et leur fille Fatou, 3 ans, ont commencé un tour de France à pied, à
l'image de la Grande Boucle: par étapes, de la Provence à la capitale. Le
prologue a eu lieu le samedi 2 août entre Salon-de-Provence et Avignon. Une
course de 47 kilomètres qui les a conduits du mémorial Jean-Moulin à l'église
Saint-Joseph-des-travailleurs d'où, il y a vingt-cinq ans, des sans-papiers
avaient été expulsés. »
« Lundi, c'est le grand départ de la "marche
pour le souvenir et l'espoir". Ils quittent Avignon pour
Bagnols-sur-Cèze. Premier accroc sur une étape de 36 kilomètres: Aïssatou, la
compagne d'Ababacar, a un malaise, une crise d'hypoglycémie. Le médecin lui
conseille d'arrêter. Elle refuse: "Si j'arrêtais, je passerais pour une
femme indigne. Je ne voulais pas partir, mais je ne peux pas le laisser faire
ça tout seul." Et pourtant. Deux jours après, elle subit une forte baisse
de tension et s'évanouit de nouveau. Du coup, Ababacar décide de marcher de
nuit. Vendredi soir à 21 heures, la petite caravane se met en branle.
Manifestement, Aïssatou a retrouvé ses jambes. Elle prend rapidement de
l'avance. »
« Si on lui demande pourquoi il marche, Ababacar
réplique: " Les manifestations traditionnelles ne veulent plus rien
dire. Il faut réfléchir à d'autres formes de lutte." Il ralentit le
pas pour répondre aux questions. L'idée de la marche lui est venue lors de ses
vacances à Avignon. Invitée par le Festival, la troupe des sans-papiers de
Saint-Bernard avait improvisé un spectacle mettant en avant les situations
kafkaïennes qu'ils vivent. Ababacar décidait de marcher sur la capitale et d'y
arriver le 23 août, premier anniversaire de l'expulsion des sans-papiers de
Saint-Bernard. »
« Ababacar Diop marche à plus de 6 km/h et il
est bien difficile de le suivre. Il confesse aimer marcher au plus profond de
la nuit. A cette heure où ses pensées peuvent vagabonder. Ces longues courses
lui permettent d'échafauder de nouvelles idées d'action. "Qui sait ce
qu'il imagine encore?", regrette sa femme, qui s'attend à de nouveaux
marathons. »
« Au petit matin, devant un café, Ababacar se
repose après douze heures de marche. Finalement, rien ne compte plus que son
café. Celui qui dit s'inspirer des formes de lutte de Luther King et de Gandhi
est un grand Noir qui carbure au petit noir. »
Pour se faire entendre,
Ababacar Diop a dû marcher avec femme et enfant. Ce sans-papiers était loin
d’être sans courage. Mais, il avait encore des ressources, une aide avec lui,
la couverture médiatique. Quant est-il pour ceux qui n’ont plus rien, ou si
peu. Pour les sans-logement et sans-emploi, les sans-domicile fixe, comme on
dit pudiquement. Je fais encore appel à Albert.
* * *
Finalement j’arrive à
comprendre sa méthode. Oui, il a des
journaux partout, des montagnes de journaux, mais avec lui la montagne
n’accouche jamais d’une souris ; car tel un rat de bibliothèque Albert
farfouille ses papiers dans tous les sens. En fait, il a une mémoire
d’éléphant, pour se souvenir des événements comme de la place des journaux les
relatant.
Il déniche donc dans un numéro du journal Libération daté du Lundi 22 juillet 1996, un article de David Dufresne.
« C'est une maison aux volets clos, sur les
hauteurs de Nice. Deux étages, trois douches, un réfectoire, une cuisine.
Dehors, des bancs et trois tables. Et une "vue imprenable", selon un
responsable de la ville. Fermé depuis 1994, l'ancien centre aéré de la ville de
Nice a été transformée en "centre d'accueil" pour indésirables à la
mi-juin. Des indésirables que trois agents de la police municipale emmènent là
par camion spécial et qui, aujourd'hui, commencent à se révolter.
"Nettoyés" entre 8h et 18h, sept jours sur sept, depuis que Jacques
Peyrat, maire de Nice RPR (ex-FN), a pris un arrêté antimendicité, le 15 juin.
Un "centre d'accueil", pour "un petit tour à la campagne pour
faire dégorger la faune interlope pendant quelques heures, avant une bonne
marche pour revenir qui remet en condition" aux dires du même Peyrat.
On est à 800 mètres d’altitude, Nice est à 15 kilomètres. Pour les 422
sans-abri déplacés ici en un mois, la distance signifie trois à quatre heures
de marche. Car pour le retour - à défaut d'attendre l'unique navette vers Nice,
en fin d'après midi - c'est à pied qu'ils l'effectuent. Dans la montagne, sur
la route en épingle et en plein soleil. " De les voir partir à pied,
c'est embêtant, glisse le surveillant du centre, un policier municipal. Mais je
ne peux pas les retenir." Malgré cela, Il se sent "utile" ici.
Et l'utilité a ses statistiques: 394 repas froids servis (pâté, corned beef,
fruits, biscuits), 207 pantalons donnés, 178 chemises, 151 douches. Il
"obéit aux ordres du maire". Croyant pratiquant, il dit
"poursuivre une action humanitaire". Alors, à chaque SDF en partance
pour les 15 kilomètres, il donne une bouteille d'eau. La peur "qu'ils se
déshydratent". A la mairie de Nice, on se veut rassurant. Une infirmière
doit être détachée aujourd'hui au Mont-Chauve. "On avait pensé à un
docteur, explique Jean Hanot, adjoint au maire à la sécurité. Mais un médecin,
ça coûte cher." En ville, un écriteau sur la porte du bureau d'aide
sociale indique que l'unique accueil de nuit de Nice réouvrira le 16 septembre,
"sous réserve de confirmation". »
La marche évoquée dans cet article est véritablement une marche obligée. Elle n’est même pas a demi-consentie comme les marches revendicatives. Ce n’est plus l’arme des plus faibles contre le pouvoir, mais c’est exactement l’inverse, le pouvoir , qui utilise l’arme des plus faibles contre eux. C’est une perversion de la marche.
L'arrêté antimendicité , en vigueur du 15 juin au 15 septembre 1996, a pour but d'interdire, au centre-ville, la mendicité "assise ou allongée lorsqu'elle constitue une entrave à la libre circulation des piétons", les quêtes "agressives" aux terrasses des cafés et aux feux tricolores, aux abords de la cathédrale Sainte-Réparate et de la basilique Notre-Dame. Il prohibe aussi la consommation d'alcool "lorsqu'elle est de nature à provoquer des rixes". Il est dans la droite ligne de ceux pris par les maires d’autres communes, où parfois, ce sont l'accès des parcs publics aux routards ou les chiens des SDF qui sont visés comme à Toulouse où l'on proscrit leur "regroupement". Des dérivatifs, puisque la mendicité ne peut être considérée comme un délit, depuis la réforme du code pénal de 1994.
« Contre le déplacement de population niçois,
"pour atténuer les méfaits de l'arrêté", on s’organise. L’association
pour la démocratie à Nice (ADN) a
instauré depuis le 15 juillet un ballet de voitures Nice-Mont Chauve. Autant
d'allers-retours bénévoles et de transports des SDF. Parallèlement, elle appelle à manifester, "Contre l'épuration
touristique". Mais au final, ils ne seront qu’une trentaine, à peine.
A se raconter l’histoire de Klaus, un SDF de 36 ans, monté la veille à pied
jusqu'au Mont-Chauve. Et qui en nage, a
soufflé à son arrivée: "Je cherche ma femme. Elle n'est pas là?". »
« Les SDF contre-attaquent aussi juridiquement,. Comme Michel, 40 ans, "monté" quatre fois au Mont-Chauve. Il est le premier á avoir saisi la justice. Au nom de "ses libertés individuelles". Comme ses pairs, Michel ne se plaint pas tant de "là-haut". "Sur l'accueil au Mont-Chauve, y a rien à dire." Le problème? "C'est le fourgon. Ils vous emmènent contre votre gré. C'est du fascisme à l'état pur, des rafles. La troisième fois, j'avais un flic de chaque côté. Il y avait une certaine tension... Je ne m'attendais pas à trouver à Nice une brigade spéciale d'élimination de SDF." Michel, lors de son ramassage, se trouvait en dehors du "périmètre" délimité par l'arrêté (grosso modo, le cœur touristique et commercial de Nice). Il était assis sur un banc. Tout bonnement. Ni mendicité, ni boisson, ni "déjection". Idem pour Jocelyn, second plaignant, embarqué à 16h30, malgré ses problèmes cardiaques. Et son traitement à prendre vers 19h. »
Un autre article de Libération, en date du 22 novembre 1996, relate une
triste nouvelle.
« Il s'agirait d'un sans-domicile fixe
"déplacé" par l'une des deux brigades anti-SDF de la police
municipale. "Les larves des insectes nécrophages se reproduisent selon un
cycle particulier. Le laboratoire vient ainsi de dater la mort entre le 9 et le
19 juillet", explique l'un des enquêteurs. Or c'est précisément le moment
où tournait à plein régime le centre d'accueil pour SDF. Mais comme le centre
fermait à 18 heures, ceux-ci étaient contraints de regagner la ville par leurs
propres moyens. Certains n'y arrivaient que le lendemain. Onze kilomètres en plein cagnard. On ne sait pas qui était cet
homme, dont le corps a été découvert le 9 septembre dans le secteur du mont
Chauve. Les résultats du test ADN et de la reconstitution faciale ne sont pas
encore connus. Mais des indices montrent qu'il vivait dans une situation de
précarité. Sa dentition était pourrie, et son visage portait des traces de
fracture mal ressoudée. En état de décomposition avancée, le corps n'était vêtu
que d'un jeans. »
« Huit cents personnes ont été déplacées en deux mois et demi. La
plupart étaient dans des situations de santé limites, souffrant du sida, de
problèmes rénaux ou troublés par l'alcool. Voir comme Arlette, 55 ans,
malvoyante à 80% (qui ayant un domicile passe ses journées sur un banc) ou
Frank, 32 ans, handicapé mental monté seize fois au mont Chauve parce qu'il
avait pris l'habitude de se balader sur la promenade des Anglais. "C'était
pas des costauds et des délinquants, comme la mairie le prétend", confie
Thérésa Mafféïs d’ADN "Depuis l'été, trois SDF sont morts". »
« Deux jours après la découverte du cadavre, le fourgon de ramassage cessait ses rondes, et le centre d'accueil fermait ses portes dans la précipitation, quinze jours avant la date prévue. Les pratiques douteuses du maire de Nice ont déjà fait l'objet de vingt-six plaintes de SDF. "Ils ont été interpellés en dehors du périmètre de l'arrêté du 5 juin et n'étaient nullement en situation de mendicité agressive, en état d'ivresse ou affalés sur le trottoir", explique Joseph Ciccolini, leur avocat. »
« Dans un arrêt du 9 décembre la cour
administrative d'appel de Marseille a rejeté les requêtes de divers
particuliers et de la Ligue des droits de l'homme contre l'arrêté antimendicité
de Jacques Peyrat, confirmant ainsi la décision du tribunal administratif de
Nice qui avait déjà, le 29 avril 1997, jugé l'arrêté en grande partie légal.
Mais comme le regrette Me Cohen-Seat, représentante des requérants, la cour
s'est bornée à vérifier "le caractère limité dans le temps et dans
l'espace de l'arrêté, sans évoquer l'essentiel: quelle nécessité de réduire la
liberté d'aller et venir des sans-abri? Quel trouble effectif à la sécurité, à
l'hygiène et à la tranquillité publique? Enfin, quels autres moyens mis en
oeuvre avant de porter atteinte à une liberté fondamentale?". »
Ainsi, ils avaient réussi. De la seule arme qui restaient aux plus faibles pour se défendre contre eux, de la seule chose qui leur restait encore en propre, leur force motrice, ils avaient réussi à faire une arme contre eux. Mais, en fait cela n’était pas nouveau :
« " Porter la bannière" ,
cela signifie marcher dans les rues toute la nuit, et moi, avec ce symbole
si figuratif flottant bien haut, je suis sorti pour voir ce qu’il y avait à
voir. Les hommes et les femmes marchent dans la nuit dans toutes les rues de
cette vaste cité (…) J’avais remarqué au début de la nuit, à Piccadilly et non
loin de Leicester Square, une vieille bonne femme d’une cinquantaine d’années,
qui m’avait semblé être une véritable clocharde. Elle n’avait pas eu l’idée et
encore moins la force de sortir de cette pluie et de marcher ; elle
restait là, debout, stupide, et pensait peut-être toutes les fois qu’elle le
pouvait à sa jeunesse. Mais elle ne le pouvait pas souvent, elle se faisait
déloger toutes les fois par les policemen. Chacun d’eux revenait bien six fois
en moyenne à la charge, avant qu’elle ne consente à se déplacer de sa démarche
tremblotante jusqu’à un autre collègue. Sur le coup de trois heures, elle
n’était parvenue qu’à St. James Street (…) Je m’en allai. Et comme la vieille
femme, je continuais à marcher, car toutes les fois que je commençais à
m’endormir, un policeman se trouvait là pour me faire déguerpir. (…) [Les
pouvoirs publics] condamnent ceux qui n’ont pas d’abri à marcher toute la nuit,
ils les chassent des portes et des passages, et leur ferment l’entrée des
parcs. L’intention évidente de tout ceci, c’est de les priver de sommeil. (…)
Et ainsi, bonnes gens, s’il vous arrive un jour de visiter Londres, et d’y
trouver des hommes endormis sur des bancs ou sur l’herbe, ne croyez surtout
pas, que ce sont là des fainéants, qui préfèrent le sommeil au travail. Sachez
plutôt que les pouvoirs publics les ont obligés à marcher toute la nuit, et
qu’ils n’ont pas d’autre place pour dormir pendant la journée. » Jack London, le Peuple de
l’abîme, été 1902. Récit journalistique de London, d’après une enquête réellement menée
par lui.
Nous cherchions
la raison de la marche. Nous avons trouvé des marches pour se révolter, des
marches pour recouvrer sa dignité, des marches pour sauver sa vie, des marches
pour entamer un dialogue. Des marches fortes, des marches symboliques, des
marches historiques. Des marches qui ont fait avancer le monde. Des marches
d’hommes désintéressés, des marcheurs pour les autres, des leaders déambulant.
Nous avons aussi trouvé des marches de tous les jours, des marches pour garder
son emploi, des marches pour la paix, contre la guerre.
En fait uniquement des marches obligées. Les plus
faibles obligés de marcher pour défendre leur droits, leur liberté bafouée par
les plus forts, détenteurs du pouvoir.
Et, par perversité des plus fort, la marche des plus
faibles a été détournée pour devenir l’instrument de leur faiblesse, de leur
exploitation.
« Porter la bannière », tout est là. En
défilant, nous pensons lever haut notre étendard et clamer fort nos
revendications. Nous sommes fiers de porter la bannière. Mais la seule bannière
qui nous appartient vraiment c’est celle qui nous colle au corps, notre pan de
chemise. Celle qui flotte au vent, impudique et arrogante, c’est celle du
pouvoir.
Alors finalement,
mieux vaudrait ne pas marcher. Ne pas avoir besoin de marcher, ne pas être
obligé de marcher. Mais je crains qu’il faille attendre encore beaucoup de
révolutions avant que tous les Hommes sans exception s’assoient ensemble
et vivent heureux, enfin !
Pour écrire ce dossier je me suis aidé de documents existants trouvés ça et là, dans les bibliothèques ou sur le réseau Internet, les références multiples et retravaillés, m’étant désormais en partie inconnues, je prie les véritables auteurs éventuels de m’excuser de ne pas les citer et de m’envoyer un courrier pour corriger si besoin est toute erreur. vpronier@worldonline.fr